Je suis un ignorant.
Mais je me soigne à coup d'imagination. J'ai cinquante-et-un ans, et je joue de la musique depuis l'âge de quatre ans et demi (ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas ignorant). Je n'ai jamais jamais étudié la guitare à un cours ou dans un conservatoire quand j'étais jeune (ça, ça veut dire que je suis ignorant d'un certain académisme !). A cette époque, je préférais jouer du folk, du rock, du blues et un peu de jazz. Mais mon père est un excellent organiste qui tient l'orgue de l'église depuis des dizaines d'années, et donc j'ai souvent entendu et écouté la musique d'orgue de Bach quand j'étais jeune, et encore maintenant, quand je vais chez lui.
Pendant mon voyage à travers la musique moderne (rock, pop, blues, jazz, bossa,...), j'ai apprécié des tas de choses comme par exemple le "beat", le "swing" et le "groove", la guitare électrique (et les instruments modernes en général), l'enregistrement multipistes (et le studio moderne, aujourd'hui numérique), le "tapping" à la guitare, etc...
Il y a quelques années, j'ai vu un film français; "Le violoniste". C'est l'histoire d'un virtuose célèbre (et fictif), recherchant la perfection loin des projecteurs, et qui tombe dans la folie, puis la clochardise..., et à la fin (heureuse), un vieil ami le reconnais errant dans le métro, revient le lendemain avec son violon, et là, il se souvient qui il est et il joue la Chaconne... C'était teeeeeeeeeeellement beau que j'étais scotché. Alors l'Ignorant a dit; "je ne connaissais pas ce morceau avant, mais c'est tellement beau que je ne peux pas mourir avant d'apprendre à jouer ça. C'est peut-être le seul morceau de Bach que j'apprendrai, ça prendra peut-être des année, mais je la jouerai". Et je suis encore dessus.
Alors j'ai commencé à l'apprendre sur ma guitare électrique avec un son clair (je n'ai pas de guitare classique). J'ai été agréablement surpris de voir combien le début est beau et chaleureux avec un son doux et clair. Sur une guitare de jazz, c'est de toute beauté.
Et rapidement mon imagination fit un voyage dans le temps et ramena cet extraordinaire musicien devant moi, à notre époque, écoutant l'une de ses oeuvres sur une guitare électrique, moi essayant d'être à la hauteur et de rendre toute la beauté dont je suis capable sur mon instrument. Et je suis sûr qu'il n'aurait pas manqué de me demander, montrant une guitare électrique ou un synthé; "Huuh ! (avec un accent de vieil allemand) Was kinda instrument ist das ?..." et là, (connaissant sa grande curiosité pour tout) "Can you let me try, bitte ?" et moi "...ya..., bitte."... Et là... ...le radio-réveil a sonné et j'ai dû me lever.
A cause de ce stupide hurleur de temps, je ne saurai jamais ce qu'il aurait pensé du jazz (quelques mesures de "Fuga Alla Breve" ont le même swing que celui des motifs de contrebasse les plus courants dans le jazz), s'il aurait été intéressé au son de la guitare saturée (le son chaud et lisse avec beaucoup de sustain, pas loin du son d'un violon (comme Brian May, de Queen par exemple)), ce qu'il aurait fait avec des nouveaux sons comme celui des synthé ou des voix gospel, ou s'il aurait préféré le Bordeau ou le Bourgogne...
Mais tout ce que je sais de Bach c'est qu'il était un musicien "moderne" à son époque (il a participé activement au développement de nouveaux instrument comme le piano-forte ou l'orgue). On peut penser qu'une partie de son oeuvre a été écrite pour magnifier les nouvelles possibilités de ces nouveaux instruments.
Alors je continue de croire que s'il était là aujourd'hui, la même personalité serait dévouée aux mêmes buts, avec les outils de notre époque (je limite cette supposition à ses buts musicaux, bien que ça serait sûrement vrai aussi pour ses buts religieux). Dans ma vision, il trouverait ça très marrant de transposer la Chaconne, à l'origine pour violon seul, pour une guitare électrique avec un son proche du violon, en tapping.
C'est ce que j'ai essayé de faire avec ces enregistrements. Mais avant je dois vous dire trois choses.
1 - La "Chaconne" presentée ici n'est pas l'intégrale (ce n'est pas encore prêt), c'est seulement un essai sur un court extrait. J'ai ajouté une intro grasse et bluesy, soulignant dans un style blues les trois notes sur lesquelles commence l'extrait, et j'ai ajouté un petit choeur afro avant que ça ne commence. J'ai appelé ça "The Blue Chaconne", mais je le présente toujours comme étant un extrait de la Chaconne de la 2e Partita en Ré mineur (BWV 1004). Beaucoup d'amis et de gens que je ne connais pas (souvent jeunes) on découvert de cette façon qu'ils aimaient Bach.
2 - La partie finale de cet extrait est jouée en "tapping". Cela veut dire que les doigts des deux mains peuvent taper la corde sur le manche et le choc met la corde en vibration. Mais si vous faites ça sur un instrument acoustique, l'attaque sera trop forte et vous allez entendre deux (fausses) notes à la fois parce que les deux segments de corde de chaque côté du doigt qui tape va vibrer, et donc résonner. Donc si Bach a un jour essayé ça, on peut imaginer qu'il aurait dit quelque chose comme : "Hachh... (avec un accent de vieil allemand) tommage, il y a trop de bruit mit diese tekhnic...". Mais sur une guitare électrique, seul le segment de corde vibrant au dessus du champ magnétique du micro sera capté, le segment de corde de l'autre côté du doigt peut vibrer, on ne le retrouvera pas dans le signal électrique. Cette technique peut être jouée avec un son clair ou un son saturé. J'ai choisi le son saturé.
3 - Le son saturé et le tapping sont des techniques très récentes qui ont besoin de progresser. Par exemple, je ne suis pas pleinement satisfait de ce son saturé, que je trouve bien dans la première partie, mais avec trop d'attaque pour le solo. Je recherche un son plus lisse, proche du violon, mais ça prendra du temps pour avoir ça, et avec beaucoup d'essais. Ceux-ci sont les premiers, probablement pas les meilleurs, mais je crois que le principe marche, alors j'essaierai encore.
Il y a une autre pièce de J.S. Bach qui est l'Air de la Suite N°3 en ré majeur (BWV 1068), enregistré avec l'équivalent de 9 guitares saturées, 2 guitares claires et deux basses (en fait une seule guitare a été utilisée). J'ai appelé ça "Air moderne", et comme pour la Chaconne, j'informe toujours sur l'origine de cette pièce. J'ajoute que nous chantons ça (avec 20 adultes dans le cadre de ma première chorale d'adulte "Les Gros Spirituels") dans une version personnelle (mais pas trop) en sol b. La répétition de ce morceau est l'un des moments le plus rafraichissant de la semaine.
Voilà, je crois que j'ai mentioné tous les points importants de ma démarche et ils sont nombreux, incluant le respect total avec lequel je considère ce grand Maître et génie ( Pour Nietsche ; "Le talent, c'est d'atteindre le centre d'une cible que les autres n'arrivent pas à atteindre. Le génie, c'est d'atteindre le centre d'une cible que les autres n'aperçoivent même pas"), qui est (vous l'avez deviné) l'un de mes musiciens préférés..
Vous trouverez aussi une chanson "tout-vocal" qui requiert quelques explications. Je ne peux pas le cacher plus longtemps, l'un de mes deux musiciens préférés est J.S. Bach, et, autant le dire tout de suite, l'autre est Stevie Wonder. Alors imaginez ma surprise de découvrir, quand j'ai commencé à travailler la Chaconne, que les premiers accords sont les mêmes que ceux de "Pastime paradise" de Stevie Wonder, qui m'avait tellement touché... Et c'est à ce moment précis que j'ai resenti à quel point ces deux musiciens m'avaient élairé sur la beauté de la musique, et j'ai voulu les honorer et mélanger leurs univers différents dans une chanson. Je réutilise les premières harmonies de ces deux morceaux pour en faire un troisième; "Frapper à ma porte". Et pour emmener l'hommage un peu plus loin, j'ai construit une toute petite fugue sur quatre mesures, et un peu plus loin, quelques choeurs modernes légèrement gospel avec une couleur afro brillante. Au contraire des deux autres morceaux de Bach, ici tout a été fait avec seulement une voix, pour de rire. Mais aussi parce que le chant choral est une partie importante de leur univers, et aussi du mien. Sûrement grâce à eux.
Bruno Droux
